Les besoins essentiels de la low-tech
- Gauthier Roussilhe
Au fur et à mesure des années passées à suivre les communautés low-tech, j’ai pu observé comment se construisent une partie des idées qui les accompagnent. Alors que l’ADEME vient de publier avec le Low-tech Lab et Goodwill Management un rapport sur les démarches low-tech, j’aimerais vous partager une réflexion tirée de mes observations au long-cours. Comme toujours, mon but n’est pas la critique vide et égoïste mais de pointer ce qui rend les discours autour de la low-tech encore fragiles afin de les solidifier ou de les faire bifurquer. Cela me semble nécessaire car, au même titre que les choses matérielles, il faut aussi prendre soin des idées.
Comprendre Maslow
Le concept des besoins essentiels mobilisé de façon courante par les communautés low-tech m’a toujours dérangé. En effet, une des perspectives des démarches low-tech est bien de répondre à des besoins, disons, de base : eau, énergie, nourriture, chauffage, etc. Le parallèle est assez évident avec l’outil conceptuel le plus populaire pour classifier les motivations humaines : la fameuse pyramide d’Abraham Maslow. Cette classification est extraite d’un article nommé « A Theory of Human Motivation », publié en 1943 dans la revue « Psychological Review »1,” Psychological Review 50(4), 1943, 370–396.], renforcé par l’ouvrage « Motivation and Personality », publié en 19542. Maslow a proposé une théorie des motivantions mais n’a jamais fait de pyramide, c’est en fait une interprétation graphique de sa théorie dont l’auteur serait Charles McDermid dans son article « How Money motivates Men »3. Dans son article de 1943 Maslow fait état des conclusions préliminaires de son domaine (psychologie) concernant une théorie des besoins :
- la structure de l’organisme doit être centrale,
- la faim ne peut pas être le point central d’une théorie des motivations,
- une telle théorie doit se concentrer sur les fins plutôt que les moyens,
- il faut se concentrer sur les buts basiques ou inconscients plutôt que les chemins (culturels, spécifiques au contexte) pour y répondre,
- tout comportement motivé peut répondre à plusieurs besoins fondamentaux en même temps,
- les besoins s’organisent dans une hiérarchie de pré-dominance (la satisfaction d’un besoin repose sur la satisfaction d’un besoin pré-dominant, (pre-potency)),
- une théorie des motivations n’est pas une théorie des comportements (les motivations sont une classe de déterminants du comportement)
En positionnant son travail dans ces conclusions antérieures, Maslow fait des choix méthodologiques évidents, situés dans son époque et sa discipline. Sa théorie énumère différents types de besoins résumés par la fameuse, mais néanmoins trompeuse, pyramide ci-dessous (dans le texte : physiological, safety, love, esteem, self-actualization) :
Maslow reconnaît de nombreux cas qui modifient la fixité de la hiérarchie proposée (les personnalités psychopathiques, les personnes « créatives », conditions sociales défavorables, les martyrs…) mais considère cela comme des exceptions plutôt que les marqueurs d’une condition générale de la société. En y regardant de plus près il y a aussi une hiérarchie moins visible dans la théorie de Maslow, les besoins fondamentaux arrivent avant les spécificités culturelles, ces dernières ne font que changer les moyens de répondre à un besoin selon l’auteur. En faisant cette hypothèse, Maslow estime que les spécificités culturelles ne modifient l’expression du besoin. Comme beaucoup de chercheurs en sciences sociales de son époque, il tente de discerner les « lois » fondamentales à tous les humains, au péril de choix méthodologiques difficilement tenables aujourd’hui. Maslow fait aussi l’hypothèse que la connaissance et la satisfaction des besoins sont des processus majoritairement inconscients, ce que nous explorerons plus bas dans l’article.
La diffusion de la théorie de Maslow est paradoxale, c’est un travail basé sur peu de recherches empiriques et méthodologiquement discutables, pourtant, cette théorie a été globalement acceptée et popularisée. Ainsi, elle a été aussi largement critiquée, d’une part, par le manque de preuves empiriques, ou d’autre part, sur de nombreux biais méthodologiques (sélection des sujets représentatifs, réponses circonstancielles à un besoin, eurocentrisme, etc.).
This literature review shows that Maslow’s Need Hierarchy Theory has received little clear or consistent support from the available research findings. Some of Maslow’s propositions are totaly rejected, while others receive mixed and questionable support at best. The validity of Maslow’s Need Clasification scheme is not established, although deficiency and growth needs may form some kind of hierarchy4.
Quelques problèmes fondamentaux avec Maslow
Il semble assez aisé de reprendre et déconstruire point par point la théorie de Maslow à l’orée du monde contemporain. En premier lieu, la respiration est le besoin physiologique primordiale de l’individu autonome (sans cordon ombilical), si ce besoin n’est pas satisfait alors potentiellement tous les autres seront dégradés ou amène à la mort. Or, d’après l’Organisation Mondiale de la Santé, 9 humains sur 10 respirent de l’air pollué et la pollution aérienne serait la cause de 7 millions de morts par an5. Premier constat : la satisfaction à un besoin n’est pas binaire (oui/non). On peut supposer que les personnes exposées souhaiteraient un air propre mais elles n’ont pas le pouvoir de changer la situation individuellement, alors pourquoi ne pas déménager ? Peut-être que ces mêmes personnes ne changent pas leur lieu de vie pour d’autres raisons (famille, emploi, attachements, …). Deuxième constat : on peut sacrifier la qualité de satisfaction à un besoin, même physiologique, pour privilégier, d’autres besoins, il y a donc un arbitrage conscient des besoins (qui peut prendre le nom de « fatalité » parfois). Ce changement dans la hiérarchie n’est pas le fait d’un comportement psychotique mais l’ajustement à des conditions de vie situées.
Satisfaire sa faim est aussi un besoin physiologique mais l’expression de ce but est sujette à interprétation. Parle-t-on de faim ou d’appétit ? De même, satisfaire sa faim passe-t-il par le fait de manger ? Maslow note que l’on peut répondre à sa faim en buvant de l’eau ou en fumant une cigarette. De même, aujourd’hui de nombreuses personnes mangent à leur faim mais la qualité de la nourriture à laquelle elles ont accès met leur vie en danger. Une étude systématique de 1990 à 2017 sur 195 pays conclut que 11 millions de personnes sont mortes en 2017 à cause de leur régime alimentaire6 (trop de sodium, pas assez de céréales complètes ou de fruits). Une étude similaire faite aux États-Unis entre 1990-2016 conclut que le facteur de risque conduisant au plus grand nombre de morts est le régime alimentaire (dietary risks)7. Troisième constat : la satisfaction d’un besoin peut mettre en péril la réponse à d’autres besoins et la survie même de l’individu à moyen et long terme. D’après l’ONU, 854 millions de personnes sont sous-nourries et un peu plus de 9 millions meurent de faim chaque année8. Cela peut-être lié à une hausse des prix liée à une variation des marchés ou à un déplacement de population, etc. L’urbanisation éloigne aussi des populations de terres exploitables pour répondre à leur propre besoin alimentaire. Les fermiers de petites exploitations et leurs familles représentent 2 milliards de personnes sur Terre, et 85% de toutes les fermes font moins de 2 hectares. Quatrième constat : la satisfaction des besoins n’est pas un exercice individuel et dépend de conditions collectives sur lesquelles les individus n’ont pas forcément de poids. Quand Maslow sépare l’expression des besoins fondamentaux des moyens culturels pour y répondre, il sépare aussi la négociation collective et la question politique qui transforme profondément l’expression des besoins et la réponse qu’on y donne.
Bref, on pourrait reprendre l’un après l’autre les points de la théorie de Maslow, et nombreuses sont les personnes qui l’ont fait mais dont je ne peux faire la liste exhaustive. Les problèmes fondamentaux de cette théorie créent un enchainement logique trompeur. Dans un premier temps, la séparation distincte entre expression du besoin et les moyens d’y répondre, mais est-on sûr qu’ils ne s’influencent pas mutuellement ? Dans un deuxième temps, si je sépare le but des moyens alors je sépare les besoins « naturels » de leur contexte « culturel », or, cette séparation est avant tout idéologique et les preuves de terrain se sont depuis accumulées pour montrer leur concomitance. Dans un troisième temps, si je sépare l’expression de « besoins naturels » de leurs moyens « culturels » alors je sépare l’individu de la dimension collective et politique d’expression des besoins et de la définition des moyens. Par ces trois mouvements, je peux donc créer une hiérarchie, aussi malléable soit-elle, de besoins. Au final, si je postule dès le départ que l’expression des besoins ne peut pas être séparée des moyens pour y répondre alors l’ensemble de l’exercice ne tient plus (ce que propose Max-Neef, voir plus bas). Nous nous retrouvons alors avec une singulière question : est-ce que la définition même des besoins fondamentaux est tenable ?
Besoin de rien…
Oui nous aspirons, plus ou moins quotidiennement, à respirer un air propre, à manger une nourriture saine, à boire de l’eau propre, à habiter un endroit salubre chauffé ou ventilé, à parler à d’autres personnes, etc. Quelque soit le niveau de (sous-/sur-)développement des pays, tous leurs citoyens n’arrivent pas à maintenir au long-terme un tel niveau d’aspiration. Dès qu’on qualifie un besoin fondamental (respirer) à une condition (air propre), juger de la satisfaction effective d’un besoin est plus complexe et éminemment plus politique. Si je suis riche, je peux continuer à soutenir des politiques fiscales qui me permettent de maintenir mon niveau de richesse, m’assurant l’accès à un air propre. Le casque audio purificateur d’air de Dyson montre à quel point, d’une part, nous réduisons le niveau d’habitabilité de notre environnement, et d’autres part, à quel point l’expression d’un besoin répond à une condition de réponse.


Mais est-ce que tous les besoins se valent ? De nombreux ouvrages récents traitent de cette question (« Les besoins artificiels» de Razmig Keucheyan, « De quoi avons-nous vraiment besoin ? » des Économistes atterrés, etc.) mais je ne les ai pas entièrement lus donc je ne pourrais guère m’appuyer sur eux. Dans des ouvrages plus anciens, comme « La societé de consommation » de Jean Baudrillard, ce dernier rappelle le concept moderne de « besoin » sous-entend une certaine dépolitisation :
La notion de « besoins » est solidaire de celle de bien-être dans la mystique de l’égalité. Les besoins décrivent un univers rassurant de fins, et cette anthropologie naturaliste fonde la promesse d’une égalité universelle. La thèse implicite est celle-ci : Tous les hommes sont égaux devant le besoin et devant le principe de satisfaction, car tous les hommes sont égaux devant la valeur d’usage des objets et des biens (alors qu’ils sont inégaux et divisés devant la valeur d’échange). Le besoin étant indexé sur la valeur d’usage, on a une relation d’utilité objective ou de finalité naturelle devant laquelle il n’y a plus d’inégalité sociale ou historique. Au niveau du bifteck (valeur d’usage), pas de prolétaire ni de privilégié. […] Ainsi les mythes complémentaires du bien-être et des besoins ont-ils une puissante fonction idéologique de résorption, d’effacement des déterminations objectives, sociales et historiques, de l’inégalité9.
Baudrillard place son analyse dans la société moderne de consommation, et plus précisément, sur le modèle de la consommation de masse. Il rappelle la place politique majeure dans l’expression des besoins mais aussi leur caractère relatif, et inégal, dans la société décrite. À travers ces besoins, Baudrillard estime que l’on vise à exprimer une différenciation sociale, marqueur des strates économiques et culturelles au sein d’une même société. Les nouveaux besoins émergent par les strates sociales supérieures et ceux des classes moyennes et inférieures toujours avec un train de retard. Exprimer le premier un besoin (aussi relatif soit-il) est une marque positive de distinction sociale, on appellerait ça aujourd’hui des early adopters. Cette analyse mérite d’être précisée dans le contexte familier des « Trente Glorieuses » et de ses politiques d’aménagement. Ce fut Paul-Henry Chombart de Lauwe qui introduisit la théorie de Maslow en France dès 1952, et convertit le terme « besoins » en « attentes et aspirations des habitants » dans le cadre des plans d’aménagement de l’époque10. Cette surenchère modernisatrice amena à des discours typiques comme celui de Sudreau à l’Assemblée Nationale : « Plus nous élevons le niveau de vie des populations, plus nous augmentons les besoins de l’Homme moderne »11. Cette prise de parole soulève un point intéressant : les besoins sont variables, autant dans leur expression que leur condition de réponse, et donc relatifs aux moyens d’une époque donnée.

En séparant les besoins fondamentaux des moyens de réponse, Maslow s’est coupé d’une approche culturelle et donc historique. Aujourd’hui, pour un citoyen français, le but de manger amène à un panel d’actions : aller au supermarché, conserver des aliments, avoir de l’argent pour acheter de la nourriture, etc. Difficile de répondre au besoin d’un abri sec et chauffé sans accès à l’électricité ou au gaz ou à des vêtements chauds de bonne qualité. Il peut être même parfois impossible de répondre à certains besoins sans connexion internet. Aujourd’hui nous devons réfléchir aux besoins, aux conditions de leur expression et aux façons d’y répondre dans un contexte culturel, historique et politique. C’est pour cela que l’approche de Manfred Max-Neef a toujours été plus pertinente à mes yeux, que je reprends ici que j’avais déjà cité dans ce précédent article.
ÊTRE Qualités |
AVOIR Choses |
FAIRE Actions |
INTERAGIR Paramètres |
|
---|---|---|---|---|
SUBSISTANCE | Santé physique et mentale | Nourriture, logement, travail | Se nourrir, se vêtir, se reposer, travailler | Environnement du lieu de vie, conditions sociales |
PROTECTION | Soin, adaptabilité, autonomie | Sécurité sociale, systèmes de santé, travail | Coopérer, faire des projets, prendre soin d’autrui, aider | Environnement social, logement |
AFFECTION | Respect, sens de l’humour, générosité, sensualité | Amitiés, famille, animaux de compagnie, relations avec la nature | Partager, prendre soin d’autrui, exprimer des émotions | Intimité, espaces intimes d’unité |
COMPRÉHENSION | Esprit critique, curiosité, intuition | Littérature, enseignants, politiques, éducation | Analyser, étudier, méditer, investiguer | Écoles, familles, universités, communautés |
PARTICIPATION | Réceptivité, dévouement, sens de l’humour | Responsabilités, devoirs, travail, droits | Coopérer, s’opposer, exprimer des opinions | Associations, partis, églises, relations de voisinage |
LOISIR | Imagination, tranquillité, spontanéité | Jeux, fêtes, paix intérieure | Pouvoir rêver, se souvenir, se détendre, s’amuser | Paysages, espaces d’intimité, lieux où on peut être seul |
CRÉATION | Imagination, audace, inventivité, curiosité | Aptitudes, qualifications, travail, techniques | Inventer, construire, concevoir, travailler, composer, jouer | Espaces d’expression, ateliers, publics |
IDENTITÉ | Sentiment d’appartenance, estime de soi, cohérence | Langue, religions, travail, coutumes, valeurs, normes | Apprendre à se connaître soi-même, grandir, s’engager | Lieux d’appartenance, cadre quotidien |
LIBERTÉ | Autonomie, passion, estime de soi, ouverture d’esprit | Égalité de droits | S’opposer, choisir, prendre des risques, développer une prise de conscience | N’importe où |
De quoi a besoin la low-tech
Après ce long détour par la théorie de Maslow, revenons à la question de la low-tech. Dans le rapport de l’ADEME, il est dit que la low-tech répond à des besoins réels ou essentiels. Ensuite, plus loin dans le texte, une définition est avancée par Tanguy et Laforest : « les systèmes low-tech sont imaginés et conçus pour répondre à un besoin réel identifié comme suffisant pour assurer un niveau de confort minimal. Il ne répond pas à des besoins artificiels et limite au maximum l’effet rebond »12. La low-tech répondrait à : de quoi ai-je vraiment besoin ? Mais alors, qu’est-ce que sont donc un besoin réel, et son parallèle, un besoin artificiel ? On peut voir apparaître de façon timide une critique marxiste, après tout, c’est un des pans du livre de Ramig Keucheyan : le capitalisme et la société de consommation de masse, par la marchandisation, créent une abondance dont il faut valoriser les surplus, quitte à produire des « faux » besoins. Il y aurait donc des « vrais » besoins, essentiels ou « naturels » ? Or, nous avons vu précédemment que la formulation même des besoins prend racine dans des contextes culturel, historique et politique.
La communauté low-tech francophone s’est toujours placée en réponse à ces fameux besoins mais il me semble qu’il y a eu une erreur d’analyse. Cette erreur est liée au propre contexte d’émergence des acteurs de la low-tech : pour la plupart français, plus ou moins diplômé (d’écoles d’ingénieur), avec un support familial plus ou moins bienveillant, et leurs besoins courants plus ou moins couverts. Une bonne partie des projets de low-tech vise à répondre à des besoins « essentiels » ou « réels » alors que ceux-ci ont déjà une réponse (aussi mauvaise soit-elle) en France. Après tout, quand on a un réseau d’égouts et de traitement des eaux usées fonctionnel, est-ce qu’apprendre à faire des toilettes sèches c’est répondre à des besoins essentiels ? A priori non. En fait, en France nous disposons généralement de réponses convaincantes à ces fameux besoins « réels »: circuit d’eau, électricité, chauffage, hébergement… Sauf qu’il y a une conditionnalité d’accès par rapport au revenu ou au système de valeurs, entre autres. Bref, si le principe directeur de la communauté low-tech est de répondre à des besoins réels, alors elle n’a plus de travail car ces derniers sont satisfaits (de façon conditionnelle au revenu) par le réseau actuel d’infrastructures et de services nationaux. Si cette conclusion, certes presque sophiste, est fausse, et si la low-tech n’est pas un hobby, alors c’est que le principe directeur n’est pas le bon.
Il me semble que la réponse est sous le nez des communautés depuis le début. Dans un contexte français de relative abondance où la plupart des besoins sont déjà satisfaits, le principe directeur de la low-tech est de redéfinir les contraintes réelles et artificielles à son milieu de vie, au sein desquelles l’expression des besoins et leur résolution se réorganisent. C’est généralement le point de départ des projets du Low-tech Lab : l’équipage du Nomade des Mers habite sur un bateau (milieu contraint par excellence) / Corentin vit sur une plate-forme de 40m2 en Thaïlande / Clément et Pierre-Alain vivent dans un habitat de 30m2 pendant 1 an / Corentin prépare une nouvelle expédition de bio-dôme pour vivre dans un milieu contraint. C’est une fois qu’il y a eu redéfinition du milieu contraint que les expérimentations pour répondre aux besoins commencent, pas avant. C’est d’ailleurs dans cette redéfinition du milieu que je trouve l’approche des low-tech intéressante.

Cet acte fondateur des projets de low-tech a toutefois une ambivalence originelle qu’il s’agit de comprendre. Les contraintes ainsi redéfinies sont généralement réelles et artificielles. Elles sont artificielles sous deux aspects : il n’y a pas réellement de contrainte lorsqu’on vit en France, la plupart des personnes vivants sur le territoire ont accès à l’eau, à l’électricité, etc. Donc la redéfinition du milieu contraint passe par un phénomène de rupture, il faut se couper partiellement des services et infrastructures et, par la même, des systèmes idéologiques qui les sous-tendent. Ensuite, les contraintes sont artificielles au sens où elles n’ont pas de matérialité évidente : les limites planétaires ne sont pas des contraintes perceptibles et facilement objectivables. Il s’agit alors de contraindre son milieu à une certaine idée de ce qui serait soutenable matériellement et idéologiquement, et cela n’est pas chose aisée. Ensuite, les contraintes réelles sont le résultat des contraintes artificielles que l’on se donne. Lorsque je n’ai que 6 ampères à mon tableau électrique ou pas de raccordement à l’eau, ces contraintes sont bien réelles. Je peux aussi m’interdire certains produits ou méthodes de production réduisant un faisceau de possibilités et en ouvrant d’autres. Ainsi, il m’a toujours semblé que la redéfinition d’un milieu contraint dans un contexte « abondant à ses propres dépens » était le principe directeur de la low-tech française.
Une fois le milieu contraint défini, alors l’expression des besoins, leurs conditions, et les façons d’y répondre s’ajustent. Il n’y donc rien de naturel au processus puisque tout cela est le résultat d’une redéfinition artificielle (sans connotation péjorative). Comprendre l’état actuel de notre environnement, comprendre les procédés ecocidaires de nombreux secteurs d’activité, et être en capacité de redéfinir un milieu contraint sont des activités essentielles de la communauté low-tech mais rarement mises en avant. Or, c’est ce qui crée le décalage entre l’opinion publique et les idées de la low-tech : pourquoi me contraindre alors que j’ai tout à disposition ? Il sera complexe de faire comprendre la low-tech à des personnes qui ne sont pas passées par les processus précédents, et encore moins si les acteurs de la low-tech n’en ont pas pris conscience.
Cette vague low-tech en France prend ses racines dans une pensée écologique. Cependant, dans de nombreux pays visités par le Low-tech Lab, les personnes rencontrées n’ancrent pas forcément les pratiques techniques et sociales dans une pensée “écologique” mais dans une lecture d’un milieu visiblement contraint économiquement et/ou matériellement –la low-tech redevient alors nommée la débrouille, le bricolage, l’ingéniosité. Dans la scène française, on choisit alors ces contraintes face à une certaine connaissance et idée de l’état du monde et notre environnement, dès maintenant, plutôt que le subir plus tard. Et rappelons-le, c’est un privilège de pouvoir choisir ses contraintes. La diffusion des low-tech en France peinent encore à trouver sa composante sociale et populaire alors que les pratiques mises en valeur sont très proches des cultures du bricolage liées au monde ouvrier ou au foyer à revenu moyen. Cette insertion est à moduler avec le travail fait par “Low-tech for Refugees” qui prouve que la justice sociale à toute sa place dans les initiatives low-tech.
Se poser la bonne question
Une fois que l’on reconstruit le but de la low-tech autour de la redéfinition d’un milieu contraint, est-ce que la question posée est toujours : « de quoi j’ai vraiment besoin ? ». Oui potentiellement, sauf que la position de cette question a changé, elle est posée plus en aval. Toutefois, est-ce que c’est la meilleure question à se poser ? En partant d’une théorie des besoins réels ou essentiels, la low-tech répond finalement à la question : de quoi j’ai besoin pour (sur)vivre ? Néanmoins, qui d’autre répond à cette question ? À peu près toutes les sociétés pré-modernes, à cela près que la société de consommation de masse rajoute une variation à la question : de quoi j’ai besoin pour m’épanouir ? Pour être bien compris, cette question peut tout à fait précéder la société de consommation mais en faisant de l’épanouissement individuel un projet économique et collectif que la société de consommation de masse se démarque. On retrouve ainsi la question de la différenciation sociale des besoins soulevée par Baudrillard. Cette variation rend la question beaucoup plus séduisante car elle définit, comme les démarches low-tech, un seuil minimum relatif mais aussi une capacité quasi-infinie à faire grandir la liste des choses dont je ressens le besoin. C’est un seuil minimum qui sert à définir des possibilités infinies dans un monde abondant (et conceptuellement non-contraint).
À partir d’un milieu contraint, je peux proposer une variation supplémentaire à cette question : qu’est-ce qui me suffit pour m’épanouir ? L’idée n’est plus de fixer un seuil minimum mais un seuil maximum (une contrainte relative) qui vise à l’épanouissement de l’individu et non pas sa survie. Cette formulation n’échappe pas à de nombreux écueils. En premier lieu, je reste enfermé dans un certain relativisme : je peux trouver de nombreuses choses suffisamment pratiques, nécessaires ou utiles pour m’épanouir. En deuxième lieu, je peux retomber dans d’autres travers. Marie Kondo ne répond-t-elle pas finalement à la même chose en demandant quels objets nous font bring joy ? Il nous faut donc rajouter une condition : qu’est-ce qui me suffit pour m’épanouir dans un monde (écologiquement) contraint ? Le relativisme restant se situe autour de la définition de la contrainte écologique et, pour les éco-modernistes, si la contrainte écologique est réversible. Il manque cependant une dernière condition à la question. Il est nécessaire de politiser le processus, voyons donc une dernière variation : qu’est-ce qui nous suffit pour nous épanouir collectivement dans un monde contraint ? Cette question implique qu’il va falloir négocier collectivement chaque terme de cette dernière, l’expression des besoins et les modalités de réponse. Cela amène logiquement au rapport de force, aux inégalités socio-économiques, mais aussi aux politiques d’entraide et de soin, au partage des connaissances techniques, etc. C’est là où l’aventure continue.
Les démarches low-tech ont longtemps chuchoté leurs aspirations politiques en se cachant derrière des outils conceptuels leur fournissant une relative neutralité, comme la théorie de Maslow. L’idée que cette neutralité permettrait de créer de l’acceptabilité autour des démarches low-tech est le digne héritage d’une pensée techniciste. Ce type de positionnement a marché historiquement lorsque la puissance d’un État édicte la nécessité d’un nouveau projet. Or, il me semble que les démarches low-tech n’ont pas accès à la puissance de l’État et ne sont pas non plus au service de l’État (par contre, une partie du mouvement fonctionne à partir des subventions des collectivités ou des agences nationales et une réflexion sera nécessaire à ce sujet mais ce n’est pas l’objet de celle-ci). Dans mon précédent article, je supposais que la low-tech est « une démarche politique qui permet de recomposer son rapport à la (socio-)technique dans un monde contraint » et je continue à le croire. Je pense toutefois que la low-tech doit aussi trouver ses modes d’intervention politique, reconstituer ses modèles d’organisation. L’Atelier Paysan est peut-être plus proche de la réponse dans leur domaine, l’alimentation. De même, les nouvelles enquêtes du Low-tech Lab me semblent être un signe encourageant de la politisation et de la redéfinition des milieux contraints au sein des communautés low-tech.
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Abraham H. Maslow, A theory of human motivation, Psychological Review 50(4), 1943, 370–396. ↩
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Abraham H. Maslow, Motivation and Personality, Harper & Row: New York, 1954. ↩
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Charles D. McDermid, “How Money motivates Men”, Business Horizons 3(4), 1960, 93-100. ↩
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Mahmoud A.Wahba & Lawrence G.Bridwell, “Maslow reconsidered: A review of research on the need hierarchy theory”, Organizational Behavior and Human Performance 15(2), 1976, 212-240. ↩
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WHO, “9 out of 10 people worldwide breathe polluted air, but more countries are taking action”, WHO, 2 mai 2018. ↩
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Ashkan Afshin et al., “Health effects of dietary risks in 195 countries, 1990–2017: a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2017”, The Lancet 393(10184), 2019, 1958-1972. ↩
-
Christopher J. L. Murray et al., “The State of US Health, 1990-2016Burden of Diseases, Injuries, and Risk Factors Among US States”, JAMA 319(14), 1444-1472. ↩
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John Holmes, “Losing 25,000 to Hunger Every Day”, UN. ↩
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Jean Baudrillard, “La société de consommation, ses mythes, ses structures”, pp. 61-62. ↩
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Loïc Vadelorge, “Le Grand Paris sous la tutelle des aménageurs”, dans eds. Céline Pessis et al., “Une autre histoire des Trente Glorieuses”, 2013. ↩
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Ibid., Discours de Pierre Sudreau à l’Assemblée Nationale le 19 juillet 1960, cité dans Sudreau 1985 p.110. ↩
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ADEME, “Démarches Low-Tech”, ADEME, 2022, 11-12. ↩