Plateaux numériques : faire naître un service numérique convivial
- Gauthier Roussilhe
Depuis quelques années je contribue à faire émerger un projet nommé Plateaux numériques. Cette aventure, commencée dans le Cantal, a été riche en rencontres, de l’hiver dans le nord de l’Ardèche, aux banquets à Rocamadour, jusqu’aux estives dans le Béarn. Aussi étrange que cela puisse paraître, je parle bien ici d’un projet de service numérique, mais c’est une autre façon de faire “du numérique”, une façon plus conviviale. Après l’avoir longtemps couvé, il me semble qu’il est temps de parler un peu plus de ce projet, de ce que nous faisons et de ce que nous avons appris.
Même si je m’exprime ici à titre personnel, j’oscillerai ici entre mes réflexions personnelles (“je”) et les travaux menés avec toute l’équipe (“nous”).
Plateaux numériques en résumé
Une petite équipe s’attèle à accompagner les mairies rurales (moins de 3500 habitants) dans la création de sites web vertueux. Ce travail est financé par l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires dans le cadre du plan France Relance.
Si vous souhaitez rencontrer et discuter avec l’équipe, venez aux rencontres que nous organisons le 3 et 4 octobre à Lalouvesc, plus d’infos ici.
Pourquoi ce type de mairies :
- leurs besoins correspondent aux besoins de base de toute collectivité ;
- il est plus facile de commencer petit ;
- ces mairies sont généralement peu accompagnées sur les questions numériques et disposent de peu de moyens pour se lancer.
Quel type de sites web :
- accessibles (conforme au RGAA) ;
- respectueux de la vie privée et sans tracking (conforme au RGPD) ;
- intégrés dans les politiques de données ouvertes (dans le sens de la Loi Lemaire) ;
- écoconçus et limitant leur empreinte environnementale (dans le sens du RGESN) ;
- accessibles techniquement à tous les citoyens, quels que soient leur qualité de connexion (3G/4G, fixe) ou l’âge de leurs équipements numériques ;
- répondants aux bonnes pratiques de sécurité informatique ;
- basés autant que possible sur des logiciels libres.
Comment nous travaillons :
- on ne déploie jamais un site sans aller sur place ;
- on interroge autant sur ce qu’il faudrait numériser que ce qu’il ne faudrait pas numériser dans une commune ;
- nous essayons que le déploiement soit fait par un acteur local afin de garder les compétences et de l’emploi au sein du territoire ;
- nous documentons l’ensemble de nos outils et de nos méthodes afin que notre travail soit appropriable par la communauté ;
- nous publions tout ce que nous faisons sous licence libre ;
- nous essayons de favoriser d’autres initiatives numériques vertueuses ;
- nous essayons de répondre à la plupart des bonnes pratiques numériques et des demandes de conformité d’un seul coup et avec un effort minimum.
Ce que nous visons :
- créer et outiller une communauté de référents locaux couvrant le territoire français et à même d’accompagner des villages dans la création de leur site web ;
- avoir un modèle économique pérenne qui correspond aux capacités financières des communes, aux besoins des référents locaux et permet à Plateaux numériques d’entretenir et de faire évoluer le projet ;
- développer un commun numérique avec des outils fiables, une communauté active et des règles de gouvernance claire.
Qui nous sommes :
- une association loi 1901 avec un statut d’entreprise (gouvernance d’association, fiscalité d’entreprise) ;
- une équipe de contributeur·rice·s venant du développement web, du design, de la recherche, du DevOps, et de l’opendata ;
Voilà pour un aperçu rapide du projet et de là où il va. La partie suivante revient sur les points mentionnés ci-dessus et détaille un peu plus l’histoire du projet, ses rencontres et ses temps forts.

Numérisation en milieu rural ?
Le projet est parti d’une question assez simple : de quoi les milieux “ruraux”1 ont réellement besoin comme services numériques ? Cette interrogation a émergé lors d’une visite dans le village cantalou d’où est originaire ma famille du côté paternel. Au-delà des usages habituels des personnes du village concentrés en bonne partie sur le téléphone, les usages numériques semblaient assez restreints. Cela était intéressant au moins à deux niveaux : le phénomène de numérisation est moins poussé dans ces milieux donc il y a encore la possibilité (au moins théorique) d’accepter ou de refuser certains dispositifs numériques ; ensuite, ces dispositifs ciblent rarement les habitants de zones rurales donc leurs besoins sont peu étudiés et compris par les entreprises numériques.

Cela m’a donc amené à une deuxième question, quelle est l’utilité des services numériques en milieu rural ? Il y a certain nombre de pratiques spécifiques (météo pour les agriculteurs et éleveurs par exemple) mais peu d’offres de services numériques semblent partir des enjeux ruraux. Généralement ces services sont pensés comme une extension des besoins émanant des centres urbains. Cependant, du point de vue de l’État, l’objet est différent. Ce dernier a l’obligation de fournir des services publics à ses administrés et de leur permettre de faire usage de leurs droits, où qu’ils soient sur le territoire. Or, l’État français s’est engagé dans un long processus de diminution des représentations locales et de leur effectif (La Poste, Trésor public, etc.), justifié en partie par la privatisation et la numérisation des services publics2. Ce phénomène est aussi valable pour des opérateurs comme les banques, entre autres, qui réduisent leur nombre d’agences d’année en année. Ainsi, un acteur qui aurait normalement tout intérêt à se maintenir au niveau local pour en comprendre ses besoins, se désengage et remplace sa présence physique par une présence numérique. J’ai souhaité donc m’intéresser aux sites web de mairie qui ont une utilité certaine du fait de leur proximité avec les attentes des citoyens, qui se retrouve amplifiée par le retrait/numérisation des services publics et de l’État.
Pour résumer, la numérisation en milieu rural regroupe à la fois :
- des besoins et des attentes mal compris ;
- un désengagement physique de la présence de l’État, compensé par un engagement numérique (sans que cela soit d’usage ou d’utilité équivalent) ;
- une zone où on peut encore réfléchir à l’utilité des services numériques et aux effets de la numérisation.
Les ambitions du projet
Ce constat en tête, j’ai proposé à un ami designer/développeur et auvergnat, Timothée Goguely, de se joindre à l’aventure car je ne pouvais pas concevoir un système de création de sites web de mairie avec mes maigres compétences en développement. De plus, nous avions tous les deux la même sensibilité sur les questions de numérisation et nous avons donc formulé des ambitions similaires sur ce que le service devrait être.
Lorsque nous avons démarré le projet, la première chose sur laquelle nous nous sommes mis d’accord est de travailler depuis des besoins et des attentes exprimés par les principaux concernés là où ils vivent. Nous sommes donc allés interroger des conseillers municipaux et des acteurs locaux (syndicats mixtes, office du tourisme, etc.) dans le Cantal, puis en Ardèche, dans le Lot, le Pays Basque et plus récemment dans le Béarn. Ce sont eux qui nous disent ce dont ils ont besoin et ce qu’il se passe sur le terrain, pas nous. De même, on peut interroger les personnes à distance, mais on ne comprendra pas réellement ce qu’il se passe si on ne va sur place. La première ambition est donc de toujours travailler sur le terrain.

Le projet a aussi une teinte particulière : nous ne supposons pas qu’un site web de mairie, aussi pertinent soit-il, résoudra miraculeusement les problèmes locaux d’une collectivité. Ainsi, nous interrogeons les conseillers et les élus sur ce qu’il faut numériser et ne pas numériser selon eux dans la communication et l’action de la mairie. Parfois, faire un site n’est juste pas le bon endroit où mettre de l’énergie et du temps, ni la priorité. La deuxième ambition est de numériser uniquement ce qui est nécessaire d’après les principaux concernés, quitte à favoriser des parcours non-numériques.

Nous avons souhaité que les sites produits respectent les règles d’accessibilité pour tous les citoyens ayant des besoins visuels, auditifs, cognitifs spécifiques. Notre premier prototype a été audité par Access42 et Timothée a suivi une formation spécifique avec eux. Les nouvelles évolutions techniques et d’interface de l’outil sont directement pensées avec un objectif d’accessibilité, Bertrand Keller est venu nous aider spécifiquement sur ce sujet. De façon plus générale, l’objectif est donc bien de déployer des sites conformes à toutes les obligations légales et bonnes pratiques pour les sites publics : RGAA, RGPD, loi Lemaire pour l’open data, bonnes pratiques de l’ANSSI, RGESN, etc. Notre troisième ambition est donc de mettre en conformité et d’établir les bonnes pratiques numériques d’un seul coup et avec un effort minimum.

Il y a aussi une question d’accessibilité technique. Nous souhaitons déployer des sites qui fonctionnent pour tous les citoyens de la commune, quels que soient leur niveau de connexion (couverture, débit, latence), l’âge ou la qualité de leurs équipements numériques. Ainsi, nous essayons de concevoir des sites légers, pour éviter des temps de chargement trop longs, et lisibles même pour les navigateurs plus anciens.

Finalement, nous avons pensé “Plateaux numériques” pour que le projet devienne petit à petit un ‘commun’. Un commun désigne généralement un système qui lie une ressource, une communauté qui l’utilise, et des règles de gouvernance sur son usage. On prend généralement l’exemple d’une pêcherie qui lie les poissons (vu comme une ressource halieutique), les pêcheurs et les règles afin de permettre la reproduction des poissons et aux pêcheurs de vivre de leur activité et de collaborer. Aujourd’hui, nous sommes encore en train de mettre au point la ressource (les outils et services de Plateaux numériques). Nous avons un embryon de communauté autour de l’équipe du projet, des collectivités et des premiers contributeurs mais nous sommes encore loin d’avoir des règles précises pour gérer notre ressource. Nous ne sommes pas encore un commun mais nous essayons de tendre vers cela, à notre rythme.

Aller vers la convivialité
Le concept de convivialité est ancien mais a été transformé par le livre éponyme d’Ivan Illich publié en 19733. En opposition à la société industrielle, il développe l’idée d’outils et de sociétés conviviales.
J’appelle conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil.
Les outils numériques sont rarement conviviaux. Ils sont plutôt le produit de savoirs spécialisés et de groupes de professionnels restreints, et les technologies numériques sont aujourd’hui massivement déployées comme moyens de collecte de données, de publicité, de surveillance, etc. En somme, le mode de développement des services numériques suit une trajectoire opposée à la société conviviale nommée par Illich. Il y a toutefois des projets numériques qui ont su suivre des trajectoires différentes et garder une part de convivialité (Wikipédia, OpenstreetMap, Framasoft, etc.).
Plateaux numériques tente de suivre une trajectoire conviviale. D’abord, la qualité des relations humaines vient en première, la qualité de l’outil ensuite. C’est pour cela que nous allons sur le terrain, que nous nouons des relations amicales avec les équipes des collectivités. Nous respectons leur rôle et voulons connaître l’endroit où ils vivent pour ajuster la façon dont nous travaillons avec eux, ainsi que nos outils. On parle à ce titre, de ‘pratiques situées’.

Ensuite, nous travaillons au rythme des communes et des équipes municipales et nous nous sommes habitués à une joyeuse lenteur, voire à la saisonnalité de notre activité. Une petite mairie a une somme colossale de tâches quotidiennes à gérer et faire un site web n’est pas la priorité. À cela se rajoute, les évènements exceptionnels : la gestion de la Covid, la gestion de l’eau en période de sécheresse, l’organisation des élections, le passage occassionnel du Tour de France, etc. En fait, il est déconseillé de tenter de déployer un site durant la période estivale, l’intervalle relativement calme entre octobre et mai est plus propice. De même, nous ne pouvons pas imposer des modes de gestion inscrits dans la vitesse (sprint, etc.), ce n’est pas le lieu pour ça.


Nous ne sommes pas là pour imposer ou rendre acceptables des outils numériques, et à chaque étape de notre travail nous mettons en garde face à la volonté de tout numériser en espérant que cela règle tel ou tel problème. De même, nous ne voulons pas que les communes avec lesquelles nous travaillons se retrouvent dépossédées de leurs outils numériques donc nous visons à créer ou maintenir les compétences au niveau local. Aussi, ce que nous voyons sur le terrain, c’est une exclusion grandissante des personnes plus âgées ou plus jeunes face à des usages numériques comme les démarches en ligne. Ainsi, nous travaillons à faire des parcours non-numériques pour donner accès aux informations utiles ou à certaines démarches sans passer forcément par internet.

En somme, nous faisons toujours attention que la façon dont nous travaillons ou les outils que nous utilisons ne rendent pas les communes dépendantes. Au fur et à mesure de nos voyages, c’est toujours avec plaisir que nous rencontrons des équipes municipales, que nous mangeons, visitons, voire marchons avec elles et eux. Nous n’entretenons pas vraiment des relations client/prestataire, nous préférons proposer aux mairies une contribution annuelle au projet, et de continuer à venir les voir parce que nous en avons envie et non pas pour démarcher. Même si une relation commerciale existe, elle est secondaire par rapport à une relation humaine et à une volonté de contribution.
Cependant, les enjeux économiques restent le plus grand défi pour le projet et nous continuons à explorer différentes possibilités. Le premier enjeu est d’obtenir assez d’argent chaque année pour continuer à maintenir tous nos outils existants en payant l’équipe technique à un prix juste. Le deuxième enjeu est de rentrer dans les capacités financières limitées des petites communes, nous estimons que le budget annuel moyen est autour de 500€ (hors coût initial du site). Le troisième enjeu est de créer un réseau de référents qui seront payés juste (par les petites communes) pour accompagner et déployer des plateaux au niveau local (sans que cela soit leur activité principale). Le quatrième enjeu est de faire cohabiter différentes formes de contributions et de rétributions. Certains voudront être payés, d’autres le feront bénévolement ou souhaiteront être rétribué différemment. Du fait de notre statut d’association nous n’avons pas à générer des profits et visons l’équilibre. Notre modèle économique n’est pas encore décidé et nous laissons encore quelques mois avant de partir dans un nouveau cycle.

Conclusions personnelles
D’un point de vue plus personnel, Plateaux numériques a été l’occasion pour moi d’aller sur le terrain, de créer de nouveaux liens aux quatre coins de la France, de marcher dans des forêts, de manger des spécialités locales, d’écouter, de faire des blagues, et de réfléchir collectivement à la place de la numérisation dans ces territoires. Au-delà de Facebook, Uber et consorts, Plateaux numériques me montre qu’il y a d’autres façons de créer des services numériques, sans management à outrance, sans industrialisation, sans surveillance ou captation de données, sans marketing, sans envahissement ; juste guidé par l’envie de faire le juste nécessaire là où il y en a besoin. Il est possible pour des dispositifs numériques de venir sans envahir, mais c’est un chemin très peu emprunté, mal entretenu, qui demande donc bien plus de travail et un autre type d’effort, et qui part parfois dans la direction opposée des modèles économiques habituels des services numériques.
J’ai beaucoup appris et je continue d’apprendre avec ce projet et j’espère que d’autres personnes avec les mêmes envies et les mêmes valeurs nous rejoindront pour contribuer à ce beau projet.
Contributeur·rice·s
- Gauthier Roussilhe, coordination
- Timothée Goguely, design et développement web
- Pierre Bouvier-Muller, coordination et référent local pour le Béarn
- Benoit Petit, DevOps
- Bertrand Keller, développement web et accessibilité
- Pierre La Rocca, couteau suisse
- Anaëlle Beignon, recherche utilisateur
- Léa Mosesso, recherche utilisateur
- Indiehosters, outils de travail libres
- Noesya, CMS
- Jean-Michel Salaün, 2e adjoint de Lalouvesc
- Jean-Baptiste Jallet, conseiller municipal à Rocamadour
- Nathalie Hamoniaux, sécretaire de mairie à Rocamadour
- Lysiane Lagadic, référente locale pour le Finistère (bientôt)
Souvenirs
À chaque déploiement, nous prenons une photo avec l’équipe municipale et l’équipe de Plateaux. C’est une tradition que nous espérons bien perpétuer.



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La distinction urbain/rural ou ville/campagne pour exprimer des frontières nettes entre différentes formes de société et relations a été largement questionné par les géographes. Je reprends le vocable ici par facilité, sans oublier les analyses géographiques (voir Arlaud S., Jean Y., Royoux D. (dir.), 2005, Rural-urbain : nouveaux liens, nouvelles frontières). ↩
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Voir le livre de Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx, “La privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public”. ↩
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Voir l’article de Thierry Paquot pour un panorama du concept, “La convivialité selon Ivan Illich”, revue Topophile, 17 mars 2022. ↩