Point de méthode et perspectives de recherche
À la croisée des chemins sur l’étude des effets environnementaux de la numérisation
- Gauthier Roussilhe
Cela fait maintenant presque 30 ans que sont étudiés les enjeux environnementaux liés au secteur numérique. Après l’accélération des publications scientifiques sur le sujet depuis 2010 et leur arrivée dans l’espace médiatique depuis 2018, nous sommes passés entre monts et merveilles, inquiétudes et alertes. Pourtant, nous savons encore si peu de choses à ce sujet. Nous sommes face à un océan d’incertitude où se mélangent des courants de nature environnementale, géopolitique, technique, économique ou encore légale, et au sein duquel pointent quelques îles de connaissances. J’ai pris l’habitude d’expliquer que mon travail de recherche consiste en premier lieu à maintenir une topographie de ces fonds marins, et en deuxième lieu, d’aller plonger rapidement là où la topographie m’indique un point particulièrement critique et peu étudié. C’est ce qui m’a poussé par exemple en 2020 à étudier les affirmations d’impacts environnementaux positifs de la numérisation, ou en 2021 à plonger dans l'empreinte environnementale des fabricants de semiconducteurs à Taïwan avec mes collègues de l’UC Louvain.
Un constat partagé
Récemment, quelques propositions stimulantes sur l’orientation future de notre champ de recherche ont été publiées. En 2020, la communauté de recherche centrée autour de TU Berlin et de l’initiative Digitalization for Sustainability (Tilman Santarius, Steffen Lange, etc.) a publié un rapport intitulé Digital Reset qui prône pour une redirection institutionnelle et industrielle massive du secteur numérique vers un nouvel écosystème centré sur les concepts de “suffisance”, de résilience, de souveraineté et d’équité. Ce rapport acte que les promesses d’impacts environnementaux positifs de la numérisation se font toujours attendre et, de ce fait, qu’une régulation des grandes entreprises numériques, et de leur modéle économique, devient de plus en plus nécessaire. En creux, les auteurs soutiennent qu’on ne peut pas espèrer qu’une numérisation-as-usual va, par défaut, dans le sens des enjeux de transition, à l’opposé de ce que suggèrent d’autres rapports européens, comme les twin transitions du Joint Research Center de la Commission Européenne. Ce rapport qui a le mérite de proposer une orientation stratégique plus solide pour les politiques publiques européennes si, et seulement si, ces dernières visent en premier ordre à remplir les objectifs de transition environnementale et de justice sociale.

Si l’orientation des politiques publiques est en train de se renouveler, quand est-il de la communauté scientifique ? Deux articles scientifiques publiés en février 2023 proposent des constats et des perspectives intéressantes, au moins pour moi. Le premier est le papier intitulé The world wide web of carbon: Toward a relational footprinting of information and communications technology’s climate impacts par Anne Pasek, Hunter Vaughan et Nicole Starosielski. Ces noms sont peut-être pas connus pour mes collègues en sciences environnementales mais ils le sont beaucoup plus pour les personnes travaillant dans l’étude des sciences et des techniques (Science & Technology Studies) ou les media studies. Nicole Starosielski a écrit, entre autres, un livre important sur les enjeux historiques, environnementaux et politiques des câbles sous-marins (The Undersea Network, 2015) et travaille depuis de nombreuses années avec ses collègues sur les infrastructures numériques. Ici, Pasek et al. soutiennent que l’empreinte environnementale mondiale du secteur numérique ne sera jamais vraiment calculable pour six raisons :
- l’accès aux données industrielles ;
- les évaluations ascendantes (bottom-up) et descendantes (top-down) ;
- la définition du périmètre du secteur numérique ;
- les moyennes géographiques ;
- les unités fonctionnelles ;
- l’efficacité énergétique.
C’est un résumé clair des obstacles auxquels nous faisons face aujourd’hui dont je conseille grandement la lecture. Je suis pour ma part aligné avec leur constat et c’est pour cela que j’ai arrêté de m’intéresser aux estimations globales depuis deux ans. Les auteurs proposent un changement méthodologique vers ce qu’ils appellent une empreinte carbone relationnelle qui est selon eux : “une orientation empirique et stratégique visant à délimiter les relations particulières entre les éléments - géographiques, spatiaux, techniques et sociaux - au sein d’un vaste réseau d’infrastructures”1. Les exemples donnés pour illustrer une telle méthode sont peu convaincants mais il me semble comprendre leur intention et je pense avoir eu une approche similaire lorsque mes collègues et moi avons travaillé sur l’industrie taiwanaise de semiconducteurs. Le constat reste inchangé : définir une empreinte environnementale globale du secteur numérique est loin d’être prioritaire pour notre champ de recherche (même si certains doivent continuer à le faire) et de nouveaux apports méthodologiques sont nécessaires. Nous reviendrons plus tard sur ce dernier point.
Le second papier revue ici est celui de Kelly Widdicks et al. qui regroupe des contributions du consortium de recherche multidisciplinaire britannique PARIS-DE (Design principles and responsible innovation for a sustainable Digital economy) mais aussi de chercheurs bien connus dans notre champ de recherche : Lorenz Hilty, Vlad Coroama, Steven Sorrell (notamment pour les effets rebonds) ou encore Simon Hinterholzer du Borderstep Institute2. Si le papier de Pasek et al. traitent des effets directs du secteur numérique, celui-ci, intitulé Systems thinking and efficiency under emissions constraints: Addressing rebound effects in digital innovation and policy, traite des effets indirects et complètent ainsi notre réflexion. Les auteurs notent, sans surprise, que le contexte actuel promeut plutôt une perspective technosolutionniste basée principalement sur les gains d’efficacité. Ils appellent alors à prendre sérieusement en compte les effets rebond du secteur numérique, notamment parce que cette intégration est cruciale dans l’élaboration des politiques publiques et leur compatibilité avec les engagements climat. À ce titre, Widdicks et al. identifient plusieurs défis :
- ils actent que la plupart des stratégies de communication mobilisées jusqu’alors ont échoué, et qu’il faut trouver une nouvelle manière de parler des effets rebond ;
- Deuxièmement, les effets rebond sont très difficiles à mesurer car, étant de nature variée, ils ouvrent sur une infinité de mécanismes à modéliser. Les auteurs appellent à privilégier les scénarisations aux modèles complexes de calcul et à multiplier les recherches empiriques pour améliorer notre connaissance du sujet ;
- il y a une tension évidente entre réduire des effets rebond et les conséquences économiques et sociales de tels effets (emploi, niveau de vie, etc.) et que cette tension doit être discutée en toute transparence avec les parties prenantes (élus, etc.)3.
Ils rappellent en dernière analyse que travailler avec des responsables politiques et économiques pour prendre en compte les effets rebond revient à décider de contraintes d’émissions de GES et de leur ciblage. Dans le contexte actuel, cet horizon reste bien lointain.
Ces deux papiers suggèrent que nous arrivons en bout de course avec nos choix méthodologiques actuels. Cela ne veut pas dire pour autant que nous ne continuons pas à faire avancer nos connaissances : nous avons un bien meilleure vision de la consommation électrique des réseaux d’accès 4G/5G notamment grâce au papier de Golard et al. 4 ou sur l’empreinte environnementale des circuits intégrés5, ou même sur les effets rebond comme les récents papiers sur l’impact du télétravail sur les déplacements6 ou sur la consommation d’énergie domestique7. Pourtant, nous devons trouver de nouvelles façons de comprendre les effets environnementaux de la numérisation et surtout définir une meilleure façon d’accompagner l’élaboration de politiques publiques sur le sujet.
Une autre échelle : le territoire défini par ses objectifs de transition
Si la numérisation est réellement au service de la transition écologique alors nous actons ensemble que le but de toutes ces recherches est d’accompagner des villes, des régions, ou des pays dans la réussite de leurs objectifs de transition. Nous devons donc nous confronter à ces derniers : de combien cette ville doit réduire les émissions de ces transports, de combien cette région doit réduire la consommation d’énergie finale de son parc résidentiel, etc. Cela veut dire que nous ne pouvons pas partir d’une technologie numérique étudiée en isolation, mais bien de cette même technologie en relation avec un milieu dont l’échelle et la nature sont déterminées par le cadre administratif des objectifs de transition. Par exemple, pour voir les objectifs de transition (surtout climat / énergie) dans les territoires français vous pouvez vous référer à la SNBC (Stratégie Nationale Bas-Carbone) pour le pays, aux SRADDET pour les régions, et aux SCoT (Schéma de cohérence territoriale) et PCAET (Plan Climat Air Énergie Territorial) pour l’échelle intercommunale. Au-delà du déferlement d’acronymes ces documents stratégiques sont pensés pour être cohérents entre eux et permettre d’articuler à chaque échelon les objectifs présents dans la SNBC, tout en s’adaptant aux particularités de chaque territoire. Ce premier positionnement méthodologique a de nombreux avantages :
- il limite le périmètre d’étude et caractérise tout un ensemble de paramètres (politiques, sociaux, économiques, etc.) et évite toute extrapolation hors de ce territoire ;
- il définit d’emblée un scénario de base (baseline) et son évolution prévue en 2030 et en 2050 (échelon temporel des stratégies climat-énergie) sans avoir recours à des projections abstraites ;
- le manque de précision des données environnementales des technologies numériques est compensé en partie par l’accès aux données ouvertes du territoire étudié ;
- les biais des méthodes ascendantes ou descendantes sont moins importants à une plus petite échelle ;
- l’analyse environnementale peut être contextualisée à partir des infrastructures propres au territoire (énergie, eau, télécom, etc.) avec leurs caractéristiques propres (efficacité énergétique, intensité carbone, etc.) et peut éviter, autant que possible, les moyennes nationales ou internationales ;
- les effets directs (empreinte sur le cycle de vie) et indirects (efficacité, effets rebond, etc.) de la numérisation peuvent être modélisés ensemble sans le risque courant lié à l’extrapolation ;
- cette méthode dépasse l’analyse environnementale et inclue de fait la question de l’aménagement du territoire ;
- une telle approche est bien plus adaptée à l’accompagnement des politiques publiques car elle s’inscrit de fait dans leurs obligations et leur cadre conceptuel.
Bien évidemment, tout choix méthodologique a aussi sa part d’ombre, en l’occurence :
- les résultats obtenus ne sont valides que dans le territoire étudié et impose un travail de fourmi pour construire et recoller les morceaux ensemble ;
- il y a toujours un problème de périmètre sur le système numérique étudié (production versus consommation) : est-ce qu’on inclut les centres de donnée mobilisés en dehors du territoire, est-ce qu’on inclut la phase de fabrication, … ;
- les impacts environnementaux à étudier sont dictés par le périmètre des documents administratifs et présentent donc une certaine carence : il est nécessaire de prendre en compte, par exemple, l’usage de l’eau, la pollution de l’eau et des sols, etc. (cela peut être pris d’autres documents comme les arrêtés préfectoraux mais ces derniers n’ont pas pour but d’être des stratégies à long terme) ;
- les documents administratives ont une certaine latence (la législation est encore trop réactive et peu proactive, même sur une planification écologique) et il faut compléter l’analyse avec l’ensemble des risques climatiques et environnementaux identifiés dans la littérature scientifique ;
- l’approche est environnementale et n’intègre pas encore les autres types d’impact (sociaux, économique, etc.) ;
- les effets structuraux comme l’évolution d’un secteur ou des activités économiques sont moins visibles ;
- tous les échelons administratifs ne disposent pas de données ouvertes ou facilement accessibles ;
- en fonction du territoire étudié, ce dernier peut être plus ou moins sensible à un changement technologique rapide (zones urbaines denses versus zones rurales, pays post-industriel versus pays dit en développement, etc.) qui peut modifier en profondeur l’analyse prospective.
L’approche territoriale des effets environnementaux de la numérisation n’est pas une solution miracle, mais après deux ans de tests, c’est celle qui me paraît la plus appropriée pour réellement accompagner l’élaboration de politiques publiques. Bien évidemment, c’est une vision institutionnelle qui est renforcée ici et qui prend en compte seulement à la marge les intérêts des opérateurs économiques traditionnels. Je pense toutefois que nous avons besoin de renforcer ce type d’analyse pour contre-balancer les exercices similaires (GeSI, GSMA) qui servent généralement de caisses de résonance aux intérêts industriels sans jamais prendre en compte des objectifs de transition concrets. De plus, il y a dans cette approche un sain renversement conceptuel : d’un point de vue environnemental, la numérisation ne peut pas être vue comme un phénomène universel, la plupart du temps ses effets ne peuvent être caractérisés qu’à petite échelle.
Une autre logique : travailler d’avantage sur les conséquences environnementales que sur l’attribution des impacts
Si l’approche territoriale définit un nouveau cadre, d’autres outils doivent aussi faire leur apparition pour compléter l’exercice. Il me semble qu’il faut dépasser l’analyse de cycle de vie (ACV) utilisée avec une logique attributionnelle, cette dernière étant mal adaptée aux services numériques et insuffisante pour alimenter l’élaboration des politiques publiques (à moins de vouloir revivre le désastre sur l’ACV d’email). Aujourd’hui, la logique conséquentielle mérite qu’on s’y intéresse de plus près. Pour exister la différence, je vais reprendre l’exemple de l’empreinte d’un voyage en avion qu’Olivier Corradi, le PDG d’Electricity Maps, donne dans une intervention que je recommande très largement :
- logique attributionnelle : je divise les émissions de l’avion par le nombre de passagers ;
- logique conséquentielle à court-terme : l’avion partira sans moi que le siège soit occupé par moi ou autre, mon empreinte est proche de zéro ;
- logique conséquentielle à long-terme : si suffisamment de personnes décident d’arrêter de prendre l’avion alors un avion restera au sol et ma décision représentera un petite contribution, je divise alors les émissions de l’avion par la masse critique nécessaire pour le garder au sol (ici j’évite donc des émissions).
Ici les trois méthodes de calcul sont correctes mais elles ne remplissent pas les mêmes objectifs. Si on cherche la facilité de calcul, la logique attributionnelle est bien évidemment la plus simple, contrairement aux approches conséquentielles qui induisent une complexité de calcul et un mélange de données qualitatives et quantitatives. Si on cherche à envoyer le bon signal pour permettre le changement de comportement, l’approche attributionnelle et conséquentielle à long-terme sont les plus pertinentes, elles indiquent toutes deux que moins prendre l’avion favorise la réduction des émissions du secteur. Si on cherche la méthode la plus proche du phénomène physique alors c’est la logique conséquentielle à court-terme qui est la plus appropriée, mais elle envoie le plus mauvais signal pour changer de comportement.
Il est aisé de comprendre que la logique attributionnelle tient plutôt de l’exercice comptable classique qui se déroule a posteriori de l’action observée dans un laps de temps déterminé (les émissions directes de l’année n). La logique conséquentielle à long-terme est plutôt un exercice prospectif qui consiste à déterminer les conséquences environnementales présentes et futures d’une action (liée à un service, produit, système, etc.) par rapport à un scénario contrefactuel où cette action n’aurait pas eu lieu. Elle requiert la définition d’au moins trois scénarios (le scénario de base, le scénario futur avec l’action modélisée, le scénario futur contrefactuel sans l’action modélisée).
La logique attributionnelle est plus aisée pour le secteur numérique car nous étudions des systèmes largement distribués et mutualisés et évite d’aller se demander quelle est la part exacte de calcul dédié à tel service dans telle machine. Cette logique fonctionne bien ausis avec le secteur car nous faisons aussi face à des boîtes noires rarement ouvertes par les acteurs économiques, donc à défaut de données nous faisons des attributions. Toutefois, une vision conséquentielle s’inscrit naturellement dans le cadre d’analyse et d’élaboration des politiques publiques. En fait, les discours politiques sont saturés par des logiques conséquentielles (souvent à court-terme et très biaisées). Par exemple, si un élu dit que l’installation d’un centre de données va créer de l’emploi dans sa ville, pour vérifier son hypothèse alors il est nécessaire de formuler un scénario contrefactuel où une autre industrie potentiellement intéressée par le terrain aurait pu installer ses activités. On peut ensuite comparer quelle décision crée le plus d’emplois, si c’est réellement le vrai objectif. Au-delà des dérives démogagiques traditionnelles, penser à partir d’une logique conséquentielle revient à se demander où est-ce que nous voulons amener notre société à long-terme, et c’est là l’enjeu politique de toutes les recherches que nous menons.
En fait, la logique conséquentielle est déjà utilisée dans la modélisation des impacts environnementaux de la numérisation, notamment pour les effets indirects. Il existe des modèles mixtes où on utilise une logique conséquentielle pour identifier les effets possibles d’un service numérique, les résultats de tels effets sont ensuite attribués entre les acteurs participant au déploiement du service. Prenons l’exemple d’un arbre conséquentiel standard pour le commerce en ligne.
Ce schéma mélange en fait des conséquences à court et à long-terme et implique une comptabilité mixte (attributionnelle et conséquentielle) pour qualifier et distribuer les effets sur les émissions aux différents acteurs de la solution étudiée. Généralement, la comptabilité attributionnelle va être utilisée pour modéliser les effets directs (impacts liés au cycle de vie) et celle conséquentielle pour modéliser les effets indirects (efficacité, effets rebond, etc.). Or, lorsqu’on mélange les deux ensembles dans une même évaluation on crée deux poids, deux mesures, notamment lorsque tout cet édifice est mobilisé pour calculer uniquement des émissions évitées. À noter aussi qu’un arbre de conséquences est toujours incomplet par nature, ici on peut regretter que l’arbre n’identifie pas l’augmentation des espaces de logistique et des entrepôts pour faire face à l’augmentation du commerce en ligne. À défaut d’être complet un arbre de conséquences peut être appliqué dans un territoire précis pour s’assurer que les effets prioritaires dans ce contexte sont bien identifiés. Si nous avions fait cet exercice avec la Mairie de Paris, il y a fort à parier que le développement des dark stores comme effet n’aurait pas été oublié8.
Aujourd’hui, ce mélange ne m’inspire guère confiance et j’ai tendance à séparer ces logiques en fonction de leurs objectifs. La logique conséquentielle ne devrait pas être considérer comme une méthode comptable (et ne pas devenir un nouveau défi de modélisation mathématique) mais un outil d’aide à la décision, notamment pour orienter l’investissement et l’effort de régulation des pouvoirs publics. La logique attributionnelle a plutôt une fonction de contrôle pour s’assurer que le chemin tracé par le consequéntiel produit les résultats espérés. Il me semble ici que l’approche territoriale avec une logique conséquentielle permettra de faire advenir des modèles d’aide à la décision bien plus pertinents que ce que nous avons aujourd’hui.
Attributionnel | Conséquentiel (long-terme) | |
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Objet | Définir la distribution des impacts d’actions passées | Définir les conséquences d’actions présentes et futures |
Perspective temporelle | A posteriori | 10 prochaines années et plus |
Portée | À l’échelle du système étudié | Conséquences identifiées mais nécessairement incomplet |
Modélisation | Comptabilité environnementale classique | Scénarisation |
Lien avec les politiques publiques | Informer sur les effets de décisions passées | Définir la compatibilité avec les politiques publiques de transition et aide à flécher les investissements et orienter la régulation |
D’autres méthodes de scénarisation
Pour définir les effets environnementaux d’un service numérique vous devez définir un scénario de base (baseline) à partir duquel vous allez comparer au moins un scénario où le service numérique est déployé. La différence entre ce scénario de base et le scénario avec le service déployé permet de définir s’il y a eu des émissions évitées ou rajoutées à cause du service en question. À ce titre, la définition du scénario de base est critique : une baseline pessimiste va faire gonfler les émissions évitées potentielles et vice versa. Comme dit plus haut, il faut normalement modéliser un scénario contrefactuel pour estimer ce qu’il se serait passer sans l’introduction du service numérique. Les scénarios contrefactuels sont généralement hypothétiques car une fois le service déployé il n’est plus possible de savoir ce qu’il se serait passé sans. Si l’on se projette dans le futur, il faut alors scénariser cette baseline et son évolution contrefactuel comme expliqué ci-dessous.

La scénarisation pose de nombreux problèmes mais il y en a un qui nous intéresse particulièrement ici. Dans le schéma ci-dessus, nous voyons que le scénario contrefactuel consiste à poursuivre la tendance des émissions avant le déploiement du service numérique. Considérer que les émissions des activités vont augmenter sans l’intégration d’un service numérique est un énorme biais qui peut rendre toute l’analyse caduque. En fait, les politiques de transition écologique auraient plutôt tendance à faire réduire la baseline et son évolution contrefactuelle dans le temps, cela semble être vrai dans la plupart des cas saufs pour quelques services numériques. À vrai dire, c’est en faisant des analyses territoriales que je me suis rendu compte de cette évidence. Puisque mes analyses s’inscrivent dans les objectifs de transition du territoire alors ma baseline pour 2030 et 2050 est déjà fournie, qu’elle soit exprimée en consommation d’énergie finale ou en émissions de GES. Par exemple, si le télétravail fait éviter des émissions de GES en supprimant un trajet en voiture à moteur thermique, dans dix ans le télétravail fera éviter un voyage en voiture électrique (si électrification) et/ou en transport en commun (si report des parts modales). Ainsi les émissions évitées ne peuvent normalement que se réduire dans ce cas. J’en ai discuté avec de nombreux collègues en France et en Europe et nous sommes à peu près tous d’accord sur ce constat.
La corollaire à cette observation est que si la baseline diminue alors les émissions évitées ou rajoutées diminuent aussi dans le temps. Or, la plupart des évaluations sur les émissions évitées grâce à la numérisation considère que leurs gains restent stables dans le temps. Donc si ma baseline baisse dans le temps alors le problème méthodologique est de savoir le rôle que joue le service numérique dans cette baisse. Par exemple, est-ce que la réduction de consommation d’énergie finale de ma maison est liée à des travaux de rénovation thermique, à une crise énergétique entrainant une hausse des coûts de l’électricité, une baisse du temps de chauffage liée à des hivers plus doux ou à mon thermostat/compteur connecté ? Là encore, il y a un vide conceptuel dans les méthodes actuelles qui prennent rarement en compte ce type de facteurs externes (politiques publiques, crises, etc.). Toutefois, ce point m’intéresse moins, même s’il est nécessaire, car il fait de nouveau rentrer dans des calculs d’apothicaire pour attribuer les gains.
De la même manière, est-ce qu’un changement de comportement permis grâce à un service numérique est durable ? C’est un autre biais important dans la modélisation actuelle. On considère qu’un effet, qu’il soit lié à l’efficacité immédiate du nouveau service ou à un changement de comportement, est constant dans le temps, or rien ne trouve qu’une telle tendance puisse être appliquer à l’ensemble des services numériques en tout lieu et en tout temps. À défaut de pouvoir suivre sur plusieurs années l’évolution de ces effets j’ai tendance à prendre des valeurs conservatrices mais stables dans le temps pour réduire les risques de surestimation.
Conclusion
Mes perspectives de recherche sont claires pour moi désormais. Mes activités de recherche doivent être au service de l’élaboration de politiques publiques plus soutenables, spécifiquement sur les questions de numérisation. Pour ce faire, je m’inscris d’emblée dans les objectifs de transition des territoires dans lesquels je modélise un service – la bonne échelle administrative aujourd’hui pour moi est la région. Grâce à cette focale je peux définir des baselines qui intègrent les effets des politiques publiques et suivre une logique conséquentielle pour mon territoire et pour le service numérique que j’évalue. La combinaison entre l’échelle territoriale, la logique conséquentielle et la scénarisation des politiques de transition vise à produire des modèles d’aide à la décision pour les institutions publiques qui sont soumises en même temps à des injonctions de transition écologique et de numérisation. Ces modèles n’ont pas pour but premier de fournir des résultats chiffrés précis mais d’identifier les conditions de réussite et d’échec d’un service numérique pour que ce dernier aide à atteindre les objectifs de transition d’un territoire donné. Bien sûr, cela ne résout pas tout mais en tout cas ce positionnement permet de contourner une grande partie des obstacles identifiés par Pasek et al. et Widdicks et al.
In fine, j’oriente mes recherches vers une approche bien plus multidisciplinaire et je vise à produire trois types d’analyse : une technique, une environnementale et une politique (ou géopolitique). Le papier sur l'empreinte environnementale des fabricants de semiconducteurs à Taïwan reste pour moi un archétype du travail que je veux développer. Nous avons été capables de produire une analyse environnementale sur 6 ans à partir de connaissances fines sur la fabrication de circuits intégrés, ce qui a permis d’identifier une opposition entre le développement industriel et les objectifs de transition de l’île, conduisant à un verrou carbone. Produire ce type d’analyse n’est bien sûr qu’un premier pas car il faut ensuite générer des actions concrètes, mais cela sera l’objet d’un autre cycle de recherche.
Nouvelle approche | |
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Objet | Permettre aux institutions publiques de définir si un service numérique aide à atteindre les objectifs de transition |
Échelle du système | Analyse territoriale défini par ses objectifs de transition (PCAET, SRADDET, etc.) |
Modélisation | Attributionnelle a posteriori / conséquentielle pour les effets indirects et les projections / mixte |
Baseline | Suivi des objectifs de transition (hypothèse de réussite) |
Résultat | Définir les conditions de réussite et d’échec d’un service numérique pour aider à atteindre les objectifs de transition d’un territoire donné |
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Pasek, Anne, Hunter Vaughan, and Nicole Starosielski. “The world wide web of carbon: Toward a relational footprinting of information and communications technology’s climate impacts.” Big Data & Society 10-1 (2023). ↩
-
Le PARIS-DE réunit l’université de Lancaster, de Sussex, d’Oxford, le King’s College et Small World Consulting, dont une partie a travaillé sur le papier de Freitag et al. que beaucoup connaissent maintenant (The real climate and transformative impact of ICT: A critique of estimates, trends, and regulations, 2021) ↩
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Ce dernier point peut sembler d’une évidence confondante mais la nécessité d’organiser des arbitrages et des négociations reste un élément clé du travail d’élaboration des politiques publiques et ne peut pas être mis de côté. ↩
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Golard, Louis, Jérôme Louveaux, and David Bol. “Evaluation and projection of 4G and 5G RAN energy footprints: the case of Belgium for 2020–2025.” Annals of Telecommunications (2022): 1-15. ↩
-
Pirson, Thibault, et al. “The Environmental Footprint of IC Production: Review, Analysis and Lessons from Historical Trends.” IEEE Transactions on Semiconductor Manufacturing (2022). ↩
-
Caldarola, Bernardo, and Steve Sorrell. “Do teleworkers travel less? Evidence from the English national travel survey.” Transportation Research Part A: Policy and Practice 159 (2022): 282-303. ↩
-
Shi, Yao, Steven Sorrell, and Tim Foxon. “The impact of teleworking on domestic energy use and carbon emissions: an assessment for England.” Energy and Buildings (2023). ↩
-
APUR. “Drive piétons, dark kitchens, dark stores – Les nouvelles formes de la distribution alimentaire à Paris.” (2022). ↩