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Modèle économique 2019/2020

  • Gauthier Roussilhe

Après un an d’activité il est tant de faire le bilan, d’autant plus que la période y est propice. Au même titre qu’une entreprise, une association ou un parlementaire publient leurs comptes et leurs rapports d’activité, il me semble intéressant qu’un indépendant se prête à l’exercice. Je souhaite accomplir cela principalement pour proposer aux étudiants ou “jeunes” designers professionnels une autre façon de penser leur activité économique et surtout d’apprendre à intégrer l’analyse économique dans un cadre éthique et politique.

Il me semble que le secteur du design a tendance à former des professionnels sous-éduqués en matière économique en même temps que ceux-ci aspirent de plus en plus à l’intérêt collectif et aux transitions (sociale, économique, écologique, énergétique). Peu savent estimer leur “valeur économique” ou connaissent des modèles économiques autres que le système de marché néoclassique. Il est pourtant nécessaire de savoir construire son activité sur des modèles économiques différentes et plus appropriés : steady-state economics, décroissance, planification économique, économie du care, … Il est important de se rappeler qu’il a existé et qu’il existe des milliers de modèles économiques différents, formels ou informels, où la création et la fixation de la valeur ne sont pas corrélées au mécanisme d’offre et de demande.

Un modèle économique entre les villages du golfe Huon en Nouvelle-Guinée, l’offre et la demande n’influe pas sur la valeur des biens échangés

Autodescription

Une fois que l’on sort de ses études la première chose à assurer est son autonomie économique : subvenir à ses besoins, rembourser ses prêts, obtenir de la visibilité à quelques mois, avoir suffisamment d’économies pour absorber les coups durs (santé, impayés, etc.). On ne commence pas tous au même niveau car si certains commencent avec un capital social, culturel et le soutien financier de leur famille, d’autres commencent avec des “dettes” et des freins structurels (racisme, sexisme, prise en charge de la famille). Tout modèle économique doit donc commencer avec une description de sa situation propre : de quoi hérite t-on, d’où part-on, quels sont mes privilèges, quels sont les freins ? Avant d’aller plus loin il est donc important de se rappeler que les activités présentées ci-dessous ne sont pertinentes que dans ma propre situation décrite ci-dessus, il ne s’agit pas d’un modèle, d’un exemple ou d’une quelconque solution.

Crédits : RADICI Studios

Modèle économique

La clé de voûte de mon modèle économique a été la définition d’un seuil maximum de chiffre d’affaires à l’année : 30 000€ brut. Ce chiffre est obtenu après une description et un calcul de tous mes frais pour l’année à venir et de mes charges sociales. Mon prévisionnel s’est structuré autour de frais de vie annuels à 19 530€, de charges sociales à 7 281€ (pour 30 000€ de CA), de 1 500€ de frais professionnels et de 1 000€ de frais annexes (notamment lié à un possible début de doctorat), pour un prévisionnel total d’un peu moins de 30 000€. Au final mon modèle suppose que je gagne à peu près 22 000€ net, soit 1 833€ net par mois. Ce salaire est en largement décorrélé de mon expérience, des standards du “marché”, des moyennes salariales de Paris car j’ai défini ce dont j’avais besoin et l’argent que je souhaitais gagner à partir de mon autodescription, d’une certaine “éthique” et de mes objectifs d’activités qui ont comme dénominateur commun une situation de privilège.

Le modèle s’appuie aussi sur un refus de la facturation à l’heure ou au jour car une lecture fine des idées économiques néoclassiques fait généralement comprendre l’absurdité de la chose dans les métiers de service. Vous pouvez en apprendre plus sur ce point via une intervention que j’ai organisé l’année dernière. Parmi ceux qui partagent cette analyse, certains ont modifié leur modèle pour augmenter leur niveau de facturation. Ce qui m’intéresse personnellement est de réfléchir à mon propre modèle et de travailler le temps juste sur chaque projet et d’être présent quand c’est nécessaire. Je ne travaille jamais à plein temps, je mets plutôt à disposition mes capacités dans une fourchette de temps et je travaille à hauteur de ce que je juge nécessaire dans ce créneau. Ma facturation se base donc sur un calcul simple : je dois gagner 30 000€ brut/an soit 2 500€ brut/mois. La mise à disposition de mes capacités coûte donc moins de 2 500€ brut par mois. Je ne peux pas facturer entièrement 2 500€ à un seul client car je ne travaillerai jamais à temps plein. Je facture donc au maximum 65% de 2 500€ à un client qui souhaite travailler avec moi pendant un mois.

Ce système repose sur deux éléments essentiels : je dois avoir un flux constant d’activités pour m’assurer de gagner 2 500€ par mois via plusieurs projets, ce qui implique une certaine visibilité. Ensuite, je ne collabore qu’avec des gens avec qui j’ai construit une relation sociale de confiance avant de construire une relation économique. C’est la robustesse de la relation sociale qui assure le bon déroulé de la relation économique. Ce type de relations nécessite la construction d’un réseau pertinent pendant quelques années, une bonne sensibilité sociale et d’avoir fait quelques erreurs pour gagner en expérience. La subordination de la relation économique à la relation sociale a été majoritaire dans la plupart des modèles économiques connus, ce n’est qu’à partir du XIXème siècle que cette relation va commencer à s’inverser. Le fait de définir la relation sociale avant la relation économique n’a donc rien de novateur.

Activités

Mes activités se structurent généralement en quatre pôles : projets, pédagogie, interventions et écriture. Mon objectif est de lier à des thématiques de transitions le plus grand nombre possible de mes activités. C’est une mission remplie de ce point de vue car même le pôle le plus contraignant, le pôle “projets”, s’est réorienté. Pour cela j’ai refusé des missions assez lucratives mais qui ne correspondaient à mes objectifs (un énorme privilège obtenu après 8 ans d’expérience). J’ai souhaité travailler bénévolement sur un certain nombre de projets car j’ai su suffisamment tôt que j’allais atteindre le seuil maximum de 30 000€/an. Toutefois beaucoup de projets sont toujours en cours et glisseront sur l’année prochaine. La fin d’année a bien évidemment été caractérisée par l’annulation d’interventions et de classes due la crise du coronavirus. En définitive, sur l’année 2019-2020 j’aurais participé ou impulsé 9 projets, donné 7 cours différents et 17 interventions en France et en Europe, écrit 2 articles de recherche et différents rapports et tribunes.

Dépenses annuelles

Sans grande surprise mes principaux pôles de dépenses personnelles sont le loyer, la nourriture, le transport et tous les frais quotidiens. Une partie de mes frais de transport sont liés à des trajets professionnels pour des projets gratuits, ce qui fausse une partie du résultat. Je ferai plus attention à cette comptabilité sur l’exercice à venir. De même, mes dépenses en transport public devraient motiver l’achat d’un vélo ou d’un pass Navigo.

Détail des frais personnels

Mes frais professionnels sont très bas car je ne loue pas de bureau, je sous-traite très rarement et je n’achète aucun matériel sauf cas de force majeur (je priorise la réparation par mes propres soins). Mes frais de doctorat sont liés à des rencontres préliminaires à Barcelone mais je ne suis pas officiellement en doctorat. La plus grosse surprise se situe au niveau des charges sociales. Il s’avère que toutes les personnes qui se sont inscrites comme auto-entrepreneur en 2019 ont été directement affiliées à l’ACRE, mes prélèvements sociaux sont donc passés de 24,6% (versement libératoire) à 5,5%, soit de 7 200€ à 1 909€. Mes dépenses annuelles sont donc passées de 30 150€ à 24 824€. J’ai donc pu mettre 5 200€ de côté cette année.

Récapitulatif des dépenses

Rentrées annuelles

Dès que je suis arrivé à Paris en avril 2019 on m’a proposé une mission d’un an pour coordonner une exposition de design. Cette mission a fourni la base économique sur laquelle appuyer l’ensemble de mes autres activités et me permettre d’être serein toute l’année. La création de mon modèle économique a été conditionnée en partie par cette mission. J’ai ensuite eu une grande variété de missions (conférences, cours) au cours desquelles mon modèle n’est pas activé puisque je devais me soumettre aux grilles tarifaires des écoles et des structures. J’ai demandé à être payé pour les conférences dans lesquelles je proposais une présentation originale (comme Blendwebmix). Pour toutes les petites structures associatives et citoyennes je n’ai demandé que le défraiement. Par principe éthique je ne demande que très peu d’argent aux grands groupes qui me font intervenir en conférence. La logique selon laquelle il faudrait profiter de leur large manne financière ne me convient pas (le fameux “ils sont riches il faut en profiter” ou le “si t’es pas assez cher ils vont se méfier”) car je ne souhaite pas rentrer dans une relation de pouvoir financière avec eux et je ne veux pas développer de conflits d’intérêts. Par exemple, je suis intervenu en novembre 2019 pour une conférence interne chez Orange pour 200€, je n’ai pas souhaité demander plus. Je ne développerai pas plus ici la logique un peu complexe qui sous-tend ma relation aux grands groupes, cela mériterait peut-être un article séparé.

Détail des sources de revenu

En classant mes rentrées d’argent par type d’activités il est évident que la partie “Projets”, portée par la mission de coordination d’exposition, a été la plus importante cette année. Il faut toutefois faire attention avec ce graphique : les interventions auraient pu représenter une plus grande part mais je n’ai pas demandé de cachet pour un bon nombre d’interventions car j’étais assuré de mes rentrées d’argent liées au pôle “Projets”. Le pôle “Écriture” est minime car ma production écrite est plus axée vers la recherche ou vers mon site.

Répartition des revenus par type d’activités

Bilan

Grâce à mon affiliation surprise à l’ACRE mon budget, qui visait l’équilibre, est devenu subitement bénéficiaire de 5 200€. Cette somme va être en partie utilisée pour subvenir à mes besoins en avril et mai car j’estime que je vais avoir une grosse baisse d’activité avec la crise du Coronavirus. Le reste sera mis de côté.

Entrées et sorties pour l’exercice 2019-2020

Gestion du temps

Je ne facture pas de temps pour des raisons de théorie économique et de refus de marchandisation du temps (comme temps de travail). En théorie, je suis libre d’évaluer au fur et à mesure le temps nécessaire à chaque projet tout en me conformant aux contraintes temporelles (réunions, session de groupe, etc). J’ai mis en place ce principe il y a un an et je peux maintenant observer sa mise en pratique au sein de ma plus grosse mission entre 2019-2020 : mise à disposition de mes capacités pendant 12 mois et 69% de mon revenu annuel brut. J’ai donc suivi annuellement combien de temps je passais sur cette mission. C’était une bonne situation de test car le commanditaire de la mission m’a laissé en autonomie totale sur ma gestion de l’effort et la mission avait des contraintes temporelles fortes (coordination d’évènement oblige).

Résultat

Cette mission a démarré le 15 avril 2019 et finira entre fin avril et début mai 2020 en fonction des reports liés au confinement. Au 8 avril 2020 j’ai travaillé 632 heures sur une période de 51 semaines, soit 255 jours ouvrés. Cela suppose théoriquement que j’ai travaillé 2,48 heures/jour ouvré. En pratique, ma répartition du temps a suivi dynamiquement l’évolution du projet et ses grands moments, alliant pics d’activité et phases de creux (autres projets, voyages, etc).

Montant hebdomadaire d’heures dédiée à ma mission principale sur 2019-2020

Je n’ai reçu aucune pression du commanditaire de la mission mais d’autres parties prenantes du projet m’ont parfois imposé un rythme et un stress que je ne souhaitais pas. Malgré cela j’ai réussi à maintenir mes autres activités et projets mais je ne pense plus accepter de mission liée à l’évènementiel, je n’aime ni le rythme ni les conditions de travail de ce secteur. Si on veut comparer ma valeur économique dans une logique de marché on peut estimer que je coûte à peu près 33€ brut de l’heure (20836/632 = 32,98), il me semble que je suis bien en dessous des standards du marché parisien. Au final, même s’il est impossible de quitter la logique de marché et son pendant capitaliste, j’essaye de me diriger vers la marge de ce système et de recomposer mes attachements à partir de cette position, c’est une situation que décrit fort bien Anna Tsing dans “Le Champignon de la fin du monde”.

Au-delà de l’aspect purement économique, cette réorganisation du temps et de mes activités correspond mieux à mon équilibre et à mon confort mental. Je n’aime pas la subordination et la pression hiérarchique car cela me rend généralement inefficace et entraine de mauvaises prises de décision. Ce confort mental est aussi lié aux choix de mettre un seuil maximum à mes rentrées d’argent, je ne fais pas la course et je prends moins pour laisser la place ou accompagner d’autres. Cette démarche me permet donc de composer un modèle qui répond plus justement à ma situation et à mes valeurs, c’est cet alignement qui est apaisant et qui renforce la crédibilité de mes interventions (notamment sur la thème des transitions). Finalement il faut aussi souligner qu’un changement de modèle économique implique forcément un changement de modèle organisationnel, juridique et morale a priori et/ou a posteriori. Le changement de mon modèle économique est lié à un changement de gestion du temps, à l’écriture de nouveaux types de contrat pour protéger ces nouvelles modalités d’organisation mais en amont ce changement a été initié par un positionnement éthique qui m’est propre.

À l’année prochaine

Le modèle qui organise mes activités est bâti sur une situation de privilège donc celui-ci est à observer avec une extrême prudence. Je ne suis pas sûr que la pertinence du modèle pour les personnes qui subissent des discriminations et des freins structurels à leurs activités, je les laisse chacun.e libre de juger ce qui leur est utile. Un nouveau cycle d’activités commence et de nouveaux chantiers s’ouvrent pour moi, notamment le passage possible vers un autre statut juridique (SCOP, etc.), l’exploration d’autres modèles économiques et bien évidemment de nouveaux projets.

Ma démarche peut sembler étrange, voire effrayante, à de nombreux niveaux pourtant elle faut la comprendre pour ce qu’elle est : c’est un regard à travers la serrure d’une porte verrouillée pour essayer de discerner ce qu’il y a de l’autre côté. Il me semble qu’une des façons d’ouvrir cette porte est de comprendre le mécanisme interne de la serrure pour la crocheter (on peut aussi défoncer la porte si tant est qu’elle ne fasse pas 100 mètres de haut et ne pèse pas 30 tonnes). Ma démarche s’inscrit donc dans une logique de crochetage des savoirs économiques (réappropriation). C’est donc en tant qu’apprenti crocheteur que j’utilise des outils de gestion économique (graphiques, bilans, tableurs) pour faire sauter ces serrures. Suite des aventures dans un an pour savoir si j’ai réussi à crocheter de nouvelles portes.

Merci à toutes les personnes et structures qui m’ont fait confiance pour collaborer dans ces nouveaux termes. Merci aussi à toutes les personnes avec qui je partage des aventures communes, à celles et ceux avec qui j’échange et coopère régulièrement.